Les mots sont des vaisseaux de vers, il suffit de souffler dans les voiles pour accoster sur les rivages argentés de la poésie...




Lio





Le joueur de mots

Le joueur de mots
Le joueur de mots

Pages

dimanche 24 avril 2011

Chapitre 1 d'un roman qui peut-être verra le jour...

Grégoire coupa le moteur de la voiture. Il était vingt heures, et comme d'habitude ils étaient en retard et arriveraient probablement les derniers. Il sortit le premier du véhicule, et sentit le froid mordre sa chair à pleines dents. Il remonta la fermeture de sa veste et, excédé, fit quelques pas en direction du coquet pavillon où ils étaient attendus depuis maintenant plus d'une demi-heure. Mais aucun bruit de portière ne vint troubler la sérénité ouatée du petit lotissement niché à l'écart du village qui l'abritait. Alors Grégoire resta debout dans le vent, dans l'espoir d'une réaction familiale qui tardait trop à venir à son goût. Ce qu'il aimait, lui, c'était sentir les évènements dociles entre ses mains, la sensation de pouvoir les modeler à sa guise et de pouvoir se dérober le plus possible à l'emprise des aléas extérieurs. Et voilà qu'une fois de plus il attendait, soumis à l'incapacité de sa femme à se tenir à un horaire, à une contrainte, comme une sorte d'allergie chronique à la rigueur. Cette légèreté lui pesait de plus en plus. Lorsqu'il l'avait épousée onze ans plus tôt, il avait envisagé cette insouciance davantage comme un charmant défaut que comme une tare rédhibitoire. Elle l'avait attiré, cela l'avait fasciné cette fille qui ne souciait pas de ce qu'elle ferait plus tard, qui dépensait sans compter l'argent que lui procuraient des parents plutôt à l'aise sur le plan financier. Mais le temps s'était écoulé et avait emporté avec lui ce regard indulgent qu'il avait jadis à l'égard de celle qui deviendrait son épouse. Probablement n'avait-elle pas changé, tandis que lui s'était crispé sur ses principes, transformant au fil des ans ce qui n'était qu'un simple trait de caractère en véritable système. Sa rigueur était devenue son mode de vie. Il aperçut sa femme occupée à se dévisager dans le miroir du pare-soleil, un rouge à lèvre à la main, passant et repassant sa lèvre inférieure sur celle du dessus pour étaler harmonieusement le maquillage. Dernière coquetterie de femme avant d'entrer dans l'arène du monde. Ce petit réflexe aurait pu attendrir Grégoire, ou bien ouvrir en lui une de ces fenêtres qui parfois s'entrouvrent pour laisser passer un sentiment diffus, sans que l'on puisse exactement mettre des mots dessus, et se referment aussi vite. Il aurait pu confusément sentir comme un élan d'amour envers elle, attendri par cette féminité rebelle à tout impératif autre que celui de plaire. Mais ce simple geste de femme ne sut rien lui arracher qu'un juron étouffé. Ils étaient en retard et il fallait impérieusement mettre fin au plus vite à cette situation qui lui mettait les nerfs à vif. De là où il se trouvait, il ne pouvait distinguer ce qui se passait à l'arrière de la voiture, mais il imagina facilement sa fille aînée, Léa, tenter dans un effort désespéré de terminer un niveau sur sa console avant d'avoir à l'éteindre, tandis que Jules,son frère cadet, attendait tout simplement que le reste de la troupe se mette en marche pour se décider à bouger lui aussi. Enfin les portières s'ouvrirent, et Sylvie Herbin descendit du véhicule, sitôt imitée par ses enfants. Elle était encore belle pour ses quarante-deux ans, et ses longs cheveux noirs, qu'elle remontait souvent en chignon, ajoutaient à sa taille souple comme un air de diva italienne. Grégoire était fier de l'avoir pour femme. Fier de parader à ses côtés, de l'emmener aux soirées organisées parfois par son agence, fier que ce soit lui et pas un autre qu'elle ait choisi. Fier, mais plus amoureux.
- Bon alors c'est pour aujourd'hui ou pour demain ? lui lança -t-il.
- Ça va Grégoire, on dirait que tu découvres tout à coup que nous sommes toujours en retard ! Tu parles d'un scoop ! Et puis ce n'est tout de même pas la première fois que nous allons chez Fred et Carine ! Si ça se trouve, ils ont commencé l'apéro sans nous et on prendra le train en marche !
- Écoute Sylvie , tu pourrais faire un effort au moins une fois dans l'année, rien qu'une fois ! C'est l'anniversaire de Fred, il y aura des gens qu'on ne connaît pas, et il aurait été intéressant qu'à titre tout à fait exceptionnel nous puissions faire comme tout le monde !
Tout en parlant, il appuya énergiquement sur le bouton de la sonnette et la conversation s'arrêta d'elle même. Rien ne devait paraître que la surface lisse et rassurante d'une mer d'huile. Les spectateurs attendaient, la salle était pleine, la pièce pouvait commencer. On jouait ce soir-là une comédie de mœurs, le rideau allait se lever. Sylvie passa une main sur sa jupe pour la défroisser, vérifia une dernière fois que rien dans sa tenue ne retiendrait le regard sinon pour susciter envie ou admiration; elle rajusta à la hâte le blouson de Jules et arrangea son col dont un côté était replié vers l'intérieur, et enfin la porte s'ouvrit sur une ravissante jeune femme, derrière laquelle se tenait un colosse aux allures de rugbyman :
- Tiens, les Herbin ! Décidément, vous ne serez jamais à l'heure ! On aurait pu s'inquiéter mais en fait on s'est dit que vous seriez bien arrivés pour le dessert ! fit la jeune femme.
- Et puis on faisait confiance à Grégoire pour arriver avant la fin de l'apéro, ça ne lui ressemble pas de rater une petite coupe ! ajouta l'homme sur un ton de connivence.
- Bon ça va, vous savez très bien que la ponctualité n'est pas notre qualité première ! répliqua Sylvie.
- Et voilà votre nouvelle voiture ? reprit le géant. Quelle classe ! Greg, tu te feras pardonner en m'emmenant faire un tour à l'occasion.
C'est vrai qu'elle avait de l'allure cette voiture. La dernière Audi, un 4x4 trapu, aux allures de fauve dont les lignes noires brillaient dans la nuit. Grégoire était allé la chercher chez le concessionnaire une semaine auparavant et depuis, il se sentait émerveillé sitôt qu'il posait les yeux sur sa nouvelle acquisition. Tandis qu'il discutait avec son beau-frère, il couvait son nouveau jouet d'un regard de conquérant. Dans ce petit bijou de tôle noire se trouvait condensé un amalgame de rêve de gosse et de vanité d'homme. Cette voiture était presque un aboutissement, une fin en soi, la preuve que lui, Grégoire Herbin, avait réussi dans la vie. Il était quelqu'un comme on dit, et cette réussite prenait forme aux yeux de tous à travers cette auto. Il était comme hypnotisé par cette voiture qui faisait de lui un homme nouveau, lui semblait-il.
- Cela n'a pas été facile de convaincre ta sœur, dit-il en entrant dans le vestibule à l'adresse de la jeune femme qui se tenait devant lui, mais j'en rêvais depuis un moment, et puis l'autre commençait à prendre de l'âge et il était temps de la vendre si on ne voulait pas avoir trop de frais à faire dessus.
- Il faut quand même savoir que pour lui, une voiture prend de l'âge dès sa deuxième année, répartit sa femme.
Comme ils pénétraient dans la salle à manger, une acclamation générale et bruyante célébra leur arrivée. Chacun y alla de sa petite plaisanterie sur la ponctualité défectueuse des nouveaux arrivants, et enfin, après quelques instants de cette hilarité générale dont ils étaient les victimes consentantes, Grégoire et Sylvie purent confier leurs manteaux à leur hôtesse et rejoindre le reste du groupe à table, tandis que les enfants filaient retrouver leurs cousins à l'étage après avoir consciencieusement fait le tour de la table pour embrasser chacun des convives.
Grégoire s'installa le premier, bientôt imité par sa femme. Ils prirent place en face de Fred, leur beau-frère, qui fêtait ce soir-la ses trente ans du haut de son mètre quatre-vingt dix, et de Carine son épouse, la sœur de Sylvie, dont l'insouciance et la beauté suffisaient à attirer la sympathie de son beau-frère. Cette situation stratégique ne manqua pas de ravir le nouveau venu, qui avait pour eux une sympathie particulière. Il s'entendait à merveille avec Fred, avec qu'il partageait une passion commune pour le football et l'argent. Les deux hommes supportaient tous deux le même club et fréquentaient régulièrement le tout nouveau stade. Sportifs l'un comme l'autre, leurs conversations s'orientaient naturellement sur ce sujet lorsqu'ils se voyaient. Mais ce qui les avait rapprochés encore davantage récemment, ce qui avait alimenté leurs discussions avec autant de ferveur que lorsqu'il était question de leur sport favori, c'était un intérêt soudain pour le domaine de la bourse. L'idée s'était un jour immiscée dans leur vie, portée par les hasards de la conversation. Elle avait fait son chemin dans l'esprit des deux hommes, et après quelque temps de réflexion ils avaient décidé de faire le saut dans le grand bain des actions. Depuis, ils étaient comme fascinés par cette Terre promise des gagnants du nouveau monde, une terre aux paysages faits de courbes et de graphiques, et où les chiffres tenaient lieu de saintes paroles. Et depuis bientôt deux ans, ils s'adonnaient aux plaisirs de la bourse sur internet, avec davantage de frénésie peut-être que ne l'auraient souhaité leurs épouses. Mais peu leur importait la frilosité de leurs compagnes, ils s'étaient pris au jeu et cette activité commençait même à porter ses fruits. Cependant, l'espoir de gagner de l'argent n'était pas leur unique motivation, bien au contraire. Ce qu'ils aimaient par dessus tout, c'était sentir passer en eux le frisson des marchés. Eux dont les origines modestes ne les destinaient pas à côtoyer les hautes sphères de la finance, aimaient à se donner l'illusion de faire partie des élus. Le monde avait pris soudain l'aspect d'un énorme casino et ils avaient été admis dans le cercle.
A peine se fut-il assis que déjà Grégoire sentit la tension qui était la sienne en arrivant le quitter progressivement. Un sentiment de bien-être le gagnait lentement, ce sentiment que l'on ressent en passant à table, où le corps et l'esprit s'apprêtent à profiter de ces moments de bonheur simple autour d'un bon repas et de quelques amis. Tandis qu'il passait machinalement une main dans ses cheveux épais, il jeta un œil sur ce lieu qu'il connaissait pourtant déjà parfaitement. Il avait toujours aimé le dénuement de cette pièce, la blancheur de ses murs sur lesquels deux tableaux de style contemporain faisaient comme des tâches de couleur, les rares bibelots savamment posés ça et là et qui conféraient à l'ensemble un air de musée. Un intérieur de magazine, une vie sur papier glacé, d'où rien ne dépassait.
Tout en attrapant la coupe de champagne que lui proposait Fred, il fit un rapide tour de table du regard. Grégoire et Sylvie Herbin avaient à leur droite les Dumarcher, un couple que Fred et Carine avaient rencontré en vacances quelques années auparavant et avec qu'ils avaient noué une relation d'amitié qui ne s'était jamais démentie depuis. En face de ceux-ci se trouvaient Julien et Cécile Loridant, un autre couple d'amis que Grégoire et Sylvie connaissaient déjà pour avoir passé plusieurs soirées bien arrosées en leur compagnie dans cette même maison. Enfin, un troisième couple avait pris place en bout de table, qu'il occupait dans sa petite largeur. L'homme, affublé d'une paire de lunettes dont la monture noire et épaisse donnait à son visage un caractère austère, portait une petite moustache à l'ancienne, si bien qu'il se dégageait de toute sa personne comme un air désuet. Grégoire, en le voyant, pensa de suite à un arbre mort au beau milieu d'un champ de coquelicots, une malencontreuse tache sombre sur une toile multicolore. Non, décidément, il y avait en lui quelque chose de trop sévère et qui contrastait trop fortement avec la bande de joyeux fêtards qui animaient déjà bruyamment ce début de soirée. Sa femme, quant à elle, se tenait sur la réserve. Ni vraiment laide ni vraiment jolie, elle ne retint pas l'attention de Grégoire qui leva sa coupe à l'unisson de toute la tablée pour porter une toast à l'anniversaire de Fred.
- Nous ne nous sommes jamais vus, je pense ? lança Grégoire à l'adresse de l'homme à la moustache.
- Je ne pense pas, non, répartit ce dernier. Je m'appelle Romain. Grégoire et moi sommes cousins. Florence, ma femme, est originaire du nord de la France, tout comme moi d'ailleurs. Sa soeur se marie demain, et nous sommes donc bien sûr remontés – nous habitons Bordeaux - et nous voilà ! Je n'avais pas vu Fred depuis un sacré bout de temps, et quand il a appris par l'intermédiaire de la famille que j'étais dans le coin, il a pris contact et nous a proposé de nous joindre à vous ce soir.
Tandis qu'il l'écoutait parler, Grégoire crut percevoir comme de la gêne chez son beau-frère, qui s'était soudain redressé sur sa chaise et s'était figé dans un sourire quelque peu forcé. Peut-être regrettait-il d'avoir invité son cousin ? Parfois les années laissent des traces et les routes empruntées n'offrent pas toujours de chemins de traverse pour se rejoindre. On a gardé le souvenir d'une personne et l'on se retrouve face à un étranger, avec qui l'on ne partage rien d'autre que quelques souvenirs de gosse. Cependant, Fred reprit la parole:
- On en a fait tous les deux ! Je me demande même s'il n'y aurait pas de quoi écrire un roman !
- Ça c'est vrai, répartit Romain. Et quand je vois certains de mes élèves aujourd'hui, je me dis que je devrais peut-être me montrer un peu plus indulgent parfois avec eux ! Finalement, à bien y réfléchir, ils n'ont finalement pour la plupart que les défauts de leur âge.
- Enseignant, alors ? demanda Grégoire. Dans quelle matière ?
- Professeur d'histoire-géo, et Florence de mathématiques. Une famille de profs en somme !
- C'est donc bientôt les vacances ? lança d'un air goguenard Julien Dumarcher.
Piqué au vif, Romain ne se démonta pas pour autant. Malgré une certaine lassitude, il avait pris l'habitude de se voir réduire au statut de travailleur en transit entre deux périodes de congé.
- Ce n'est pas pour tout de suite, reprit-il en se forçant à sourire.
Grégoire n'ajouta rien mais ces petites taquineries n'étaient pas pour lui déplaire. Il s'était toujours vu comme une sorte de héros moderne, chevalier au service de l'ordre économique, pour qui le travail était un combat, un défi qu'il relevait chaque jour avec succès. Il ressentait vaguement comme une appartenance à une confrérie aux contours informes regroupant les hommes de sa trempe qui avaient à cœur de porter haut les couleurs du travail, et qui ne craignaient pas de mouiller leur chemise. Il se sentait de la race des seigneurs, et ne ratait jamais une occasion de railler cette catégorie de travailleurs inférieurs qu'on appelait fonctionnaires. Mais pour l'heure, il se contenta d'un petit sourire de connivence à l'adresse de Julien. Ils s'étaient compris, et il était inutile de jeter de l'huile sur le feu. Cependant, le jeune professeur avait intercepté le bref échange de regards entre les deux hommes et revint à la charge d'un air amusé:
- Dites-moi si je me trompe, mais j'ai l'impression qu'il y a quelque chose qui vous dérange. Laissez-moi deviner: vous n'aimez ni les maths ni l'histoire-géo, c'est ça?
- Disons plutôt que l'Education Nationale n'est pas un univers que nous côtoyons beaucoup, répondit Julien avec diplomatie, pressentant que sa remarque pourrait donner à cette soirée une tournure un peu trop belliqueuse.
- Et selon vous, donc, cet univers se résumerait à quelques périodes de vacances échelonnées dans le temps ?
- C'est un peu caricatural, mais on ne peut nier que cette image vous colle la peau, même si personne ne refuse d'admettre que votre métier puisse aussi comporter des aspects plus difficiles, reprit Julien.
- Comme par exemple d'avoir à porter à bout de bras des élèves de moins en moins motivés avec de plus en plus de difficultés ? rétorqua Romain. En prenant en charge de classes de plus en plus surchargées ?
L'atmosphère soudain s'était tendue, deux mondes antinomiques en apparence s'affrontaient, et chacun pressentait l'orage qui s'annonçait. Grégoire sentait son sang bouillir dans ses veines, il aurait voulu dire à l'homme qu'il avait en face de lui que chaque métier charriait son lot de contraintes avec lesquelles il fallait composer. N'était-il pas lui aussi aux prises avec des clients de plus en plus exigeants à qu'il ne pouvait livrer le fond de sa pensée ? Ce professeur pouvait-il se targuer de faire cinquante heures par semaine avec l'angoisse constante de ne pouvoir atteindre les objectifs annuels fixés par la direction ? Il s'apprêtait à entrer en lice mais il fut coupé dans son élan par Carine qui stoppa net la discussion:
- Je propose un temps mort, ce n'est de toute évidence pas ce soir que vous referez le monde, alors laissez-le aller tranquillement, oubliez la politique qui de toute façon devrait être reconnue d'inutilité publique et finissez votre verre que Fred puisse vous le remplir à nouveau !
L'air se déchargea tout à coup de l'électricité dont elle vibrait, et un éclat de rire général accueillit cette remarque. Fin des hostilités. La table, en fin de soirée, serrait jonchée de serviettes froissées, tandis que quelques verres à moitié vides attendraient qu'on veuille bien leur asséner le coup de grâce. Grégoire, les mains croisées derrière la tête, écouterait, hilare, l'homme à la moustache partager quelques perles d'élèves dont il détenait une impressionnante collection. Et finalement, dans les brumes de l'alcool, chacun aurait oublié l'incident du début de repas et fraterniserait gentiment avec l'ennemi d'en face.

1 commentaire: