Les mots sont des vaisseaux de vers, il suffit de souffler dans les voiles pour accoster sur les rivages argentés de la poésie...




Lio





Le joueur de mots

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Le joueur de mots

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vendredi 25 janvier 2013

Nouvelle


Accéléré

Un dimanche, il est cinq heures du matin. Sur les murs blancs de la chambre coule une lumière blafarde et froide. Une lumière aseptisée, comme tout ce qui entoure la jeune femme. Ses yeux, lourds de fatigue et sous lesquels les cernes forment des ornières profondes, errent sur les objets qui l'entourent, sur cet univers désincarné dans lequel elle ne reconnaît rien. Elle est épuisée. C'est que la nuit a été longue. Une nuit de travail, de lutte et de souffrance, au bout de laquelle elle a enfin pu souffler, et laisser couler ses larmes, doucement, sans bruit, pour ne pas le réveiller.
Son regard se pose tout à coup sur lui. Un sourire illumine son visage. Il est là. Ses petits poings fermés sur la fragilité d'une vie qui prend son envol. Bien au chaud dans son pyjama. Elle s'attendrit de la girafe et du zèbre qui jouent à saute-mouton. Tant d'innocence encore, un livre que l'on vient d'ouvrir sur une page blanche qu'il lui faudra écrire, celle-là et toutes les autres qui suivront. Un livre dont on ne connaît pas l'histoire, dont on ignore jusqu'à l'épaisseur, et dont le dénouement reste à inventer. Heureusement. En tout cas ce qui sûr pour celle qui lui caresse tendrement la joue, c'est que ce livre-là est une promesse.
Soudain les yeux de la jeune maman s'ouvrent grands, elle est prête à crier mais n'ose pas de peur de provoquer l'irréparable, la chute qui anéantirait d'emblée tous les rêves qu'elle a placés en son enfant. Il est debout, les deux mains appuyées sur le bord de son berceau, et son rire explose en mille gouttelettes de bonheur qui éclaboussent la chambre et bariolent les murs ternes de tâches multicolores. Le regard tourné vers sa mère, il la regarde droit dans les yeux, enjambe les barreaux du lit et se laisse prestement glissé par terre. Sous le regard médusé de celle qui lui a donné le jour quelques heures plus tôt, il fait quelques pas dans sa direction, d'abord chancelants - il doit prendre appui sur les meubles - puis il prend de l'assurance, se lâche une peu, de plus en plus longtemps, comme un équilibriste sur son fil invisible. Et le voilà bientôt qui gambade dans la pièce, escaladant le lit aux armatures de fer, rampant sous la table à roulettes qui sert pour les repas, s'agrippant au rebord du lavabo où naguère sa mère changeait ses couches, observant tout avec la curiosité de celui qui pose le pied pour la première fois sur une planète inconnue. Il a soif de tout, un monde s'offre à lui.
Enfin, las sans doute de toutes ces cabrioles et de toutes ces découvertes, il s'assied sur une chaise, baille un grand coup et tout en s'étirant dit à sa mère :
- Tu ne voudrais pas rentrer, maman ? J'en ai assez d'être ici, je m'ennuie.
La mère ne comprend pas ce qui arrive, elle se lève et attrape la main qu'il lui tend, puis ils partent en riant du bon tour qu'ils sont en train de jouer, imaginant par avance la tête que fera le père lorsqu'il les verra débarquer ainsi sans crier gare au petit matin. Ils sortent le plus tranquillement du monde de la maternité pour rejoindre la voiture garée à proximité. Le soleil se lève, et dans la lumière naissante de ce matin de mai, ils sourient tous deux d'être là, simplement.
Sur la route du retour, les yeux de la maman ne peuvent se détacher du rétroviseur, qu'elle observe à la dérobée pour voir ce qu'il fait. Il a attrapé un livre qui traînait là et qui doit avoir appartenu à son frère. De plus en plus stupéfaite, elle le voit ânonner péniblement, concentré sur les mots, détachant chaque syllabe avec application. Mais au fil du temps ses efforts portent leurs fruits et à peine roulent-ils depuis un quart d'heure qu'il semble déjà prendre un réel plaisir à plonger dans les histoires cachées entre les lignes noires qu'il dévore avec un appétit croissant.
Mais la maison est un peu loin de la maternité, la mère se sent fatiguée tout à coup. Ils ne sont cependant qu'à mi-chemin, sans encombres qui plus est, mais c'est l'heure de pointe et puis il y a des travaux, une déviation parait-il, le trajet qu'il reste à faire sera peut-être moins tranquille, on ne peut pas savoir. Enfin ils verront bien le moment venu. Elle baille et s'étire, passe sa main à plusieurs reprises devant ses yeux rougis pour ne pas sombrer.
- Tu veux que je prenne un peu le volant ? demande-t-il.
Pourquoi pas finalement ? Elle n'y avait pas songé mais après tout il est normal aussi qu'il conduise un peu, même si ce n'est pas longtemps.
- Je veux bien, oui, je fatigue, tu sais. Ça me fera du bien.
Il s'installe derrière le volant et d'un geste assuré attrape la barre sous le siège afin de le reculer de quelques centimètres. Discrètement la maman sourit. Il la dépasse maintenant d'au moins une tête, elle a beau mettre des talons, rien n'y fait. Elle se sent fière et pose sur lui un regard plein de tendresse. La barbe le vieillit trop, il devrait la raser.
Tandis qu'il conduit la mère se laisse bercer par le roulis de la voiture, elle tente bien de lutter mais en vain, ses yeux se ferment malgré elle, elle somnole puis s'abandonne complètement, c'est si bon de se sentir glisser dans la ouate confortable et apaisante du sommeil. Lorsqu'elle ouvre les yeux, ils sont arrivés.
Elle est surprise de voir à quel point la maison a changé durant les quelques jours où elle s'est absentée. Décidément les peintures sont à refaire, et puis il y a cette gouttière qui fuit et qu'il faudrait remplacer. Les arbres du jardin lui paraissent démesurément grands, elle n'a pas le souvenir qu'ils étaient si hauts quand elle est partie précipitamment pour la maternité quelques jours plus tôt. Enfin les choses ont bien changé, il faudra penser à redonner un petit coup de jeune à tout ça.
Soudain la porte de la maison s'ouvre et un homme en sort. Lorsqu'elle aperçoit son mari qui se tient les reins à deux mains, elle comprend que les travaux vont devoir attendre encore un peu, sûrement ce lumbago qui l'a repris. Une visite en perspective chez le médecin, encore une. Elle essaie de se remémorer la première fois qu'ils se sont embrassés. Elle s'en souvient comme si c'était hier. A la sortie d'un restaurant où ils avaient dîné en tête à tête. Elle avait aimé en lui sa douceur, et puis ce petit sourire au coin des lèvres qui lui donnait sans cesse l'air de se moquer de tout. Il semblait survoler le monde, l'observer de haut avec amusement. C'est ça qu'elle avait aimé, elle s'en rappelait très bien, son détachement du monde, cette espèce de légèreté ironique qui émanait de lui.
Lorsqu'elle sort enfin de sa rêverie, il a disparu. Sans doute est-il rentré dans la maison. Elle part à sa recherche mais il reste introuvable malgré ses nombreux appels. Une inquiétude sourde l'étreint et se mue bientôt en panique. Elle parcourt la maison aussi vite que le lui permettent ses forces amoindries, sans succès. Elle ouvre une fenêtre du premier étage pour demander à son fils de venir l'aider. Mais il n'a pas le temps, il est au téléphone, il tente de calmer l'enfant qui hurle à l'arrière de la voiture, il dit qu'il est déjà en retard, il monte précipitamment dans son énorme véhicule, démarre en trombe et disparaît dans un nuage de poussière. La vieille femme se dirige alors d'un pas lent vers sa chambre et s'assoit lentement sur son lit, résignée. Une larme roule sur sa joue. Elle s'allonge sans bruit, son souffle est court. Elle tourne la tête vers la fenêtre avec difficulté.
Dehors, la nuit est tombée.