Accéléré
Un dimanche, il
est cinq heures du matin. Sur les murs blancs de la chambre coule une
lumière blafarde et froide. Une lumière aseptisée, comme tout ce
qui entoure la jeune femme. Ses yeux, lourds de fatigue et sous
lesquels les cernes forment des ornières profondes, errent sur les
objets qui l'entourent, sur cet univers désincarné dans lequel elle
ne reconnaît rien. Elle est épuisée. C'est que la nuit a été
longue. Une nuit de travail, de lutte et de souffrance, au bout de
laquelle elle a enfin pu souffler, et laisser couler ses larmes,
doucement, sans bruit, pour ne pas le réveiller.
Son regard se pose
tout à coup sur lui. Un sourire illumine son visage. Il est là. Ses
petits poings fermés sur la fragilité d'une vie qui prend son
envol. Bien au chaud dans son pyjama. Elle s'attendrit de la girafe
et du zèbre qui jouent à saute-mouton. Tant d'innocence encore, un
livre que l'on vient d'ouvrir sur une page blanche qu'il lui faudra
écrire, celle-là et toutes les autres qui suivront. Un livre dont
on ne connaît pas l'histoire, dont on ignore jusqu'à l'épaisseur,
et dont le dénouement reste à inventer. Heureusement. En tout cas
ce qui sûr pour celle qui lui caresse tendrement la joue, c'est que
ce livre-là est une promesse.
Soudain les yeux
de la jeune maman s'ouvrent grands, elle est prête à crier mais
n'ose pas de peur de provoquer l'irréparable, la chute qui
anéantirait d'emblée tous les rêves qu'elle a placés en son
enfant. Il est debout, les deux mains appuyées sur le bord de son
berceau, et son rire explose en mille gouttelettes de bonheur qui
éclaboussent la chambre et bariolent les murs ternes de tâches
multicolores. Le regard tourné vers sa mère, il la regarde droit
dans les yeux, enjambe les barreaux du lit et se laisse prestement
glissé par terre. Sous le regard médusé de celle qui lui a donné
le jour quelques heures plus tôt, il fait quelques pas dans sa
direction, d'abord chancelants - il doit prendre appui sur les
meubles - puis il prend de l'assurance, se lâche une peu, de plus en
plus longtemps, comme un équilibriste sur son fil invisible. Et le
voilà bientôt qui gambade dans la pièce, escaladant le lit aux
armatures de fer, rampant sous la table à roulettes qui sert pour
les repas, s'agrippant au rebord du lavabo où naguère sa mère
changeait ses couches, observant tout avec la curiosité de celui qui
pose le pied pour la première fois sur une planète inconnue. Il a
soif de tout, un monde s'offre à lui.
Enfin, las sans
doute de toutes ces cabrioles et de toutes ces découvertes, il
s'assied sur une chaise, baille un grand coup et tout en s'étirant
dit à sa mère :
- Tu ne voudrais pas rentrer, maman
? J'en ai assez d'être ici, je m'ennuie.
La mère ne
comprend pas ce qui arrive, elle se lève et attrape la main qu'il
lui tend, puis ils partent en riant du bon tour qu'ils sont en train
de jouer, imaginant par avance la tête que fera le père lorsqu'il
les verra débarquer ainsi sans crier gare au petit matin. Ils
sortent le plus tranquillement du monde de la maternité pour
rejoindre la voiture garée à proximité. Le soleil se lève, et
dans la lumière naissante de ce matin de mai, ils sourient tous deux
d'être là, simplement.
Sur la route du
retour, les yeux de la maman ne peuvent se détacher du rétroviseur,
qu'elle observe à la dérobée pour voir ce qu'il fait. Il a attrapé
un livre qui traînait là et qui doit avoir appartenu à son frère.
De plus en plus stupéfaite, elle le voit ânonner péniblement,
concentré sur les mots, détachant chaque syllabe avec application.
Mais au fil du temps ses efforts portent leurs fruits et à peine
roulent-ils depuis un quart d'heure qu'il semble déjà prendre un
réel plaisir à plonger dans les histoires cachées entre les lignes
noires qu'il dévore avec un appétit croissant.
Mais la maison est
un peu loin de la maternité, la mère se sent fatiguée tout à
coup. Ils ne sont cependant qu'à mi-chemin, sans encombres qui plus
est, mais c'est l'heure de pointe et puis il y a des travaux, une
déviation parait-il, le trajet qu'il reste à faire sera peut-être
moins tranquille, on ne peut pas savoir. Enfin ils verront bien le
moment venu. Elle baille et s'étire, passe sa main à plusieurs
reprises devant ses yeux rougis pour ne pas sombrer.
- Tu veux que je prenne un peu le
volant ? demande-t-il.
Pourquoi pas
finalement ? Elle n'y avait pas songé mais après tout il est
normal aussi qu'il conduise un peu, même si ce n'est pas longtemps.
- Je veux bien, oui, je fatigue, tu
sais. Ça me fera du bien.
Il s'installe
derrière le volant et d'un geste assuré attrape la barre sous le
siège afin de le reculer de quelques centimètres. Discrètement la
maman sourit. Il la dépasse maintenant d'au moins une tête, elle a
beau mettre des talons, rien n'y fait. Elle se sent fière et pose
sur lui un regard plein de tendresse. La barbe le vieillit trop, il
devrait la raser.
Tandis qu'il
conduit la mère se laisse bercer par le roulis de la voiture, elle
tente bien de lutter mais en vain, ses yeux se ferment malgré elle,
elle somnole puis s'abandonne complètement, c'est si bon de se
sentir glisser dans la ouate confortable et apaisante du sommeil.
Lorsqu'elle ouvre les yeux, ils sont arrivés.
Elle est surprise
de voir à quel point la maison a changé durant les quelques jours
où elle s'est absentée. Décidément les peintures sont à refaire,
et puis il y a cette gouttière qui fuit et qu'il faudrait remplacer.
Les arbres du jardin lui paraissent démesurément grands, elle n'a
pas le souvenir qu'ils étaient si hauts quand elle est partie
précipitamment pour la maternité quelques jours plus tôt. Enfin
les choses ont bien changé, il faudra penser à redonner un petit
coup de jeune à tout ça.
Soudain la porte
de la maison s'ouvre et un homme en sort. Lorsqu'elle aperçoit son
mari qui se tient les reins à deux mains, elle comprend que les
travaux vont devoir attendre encore un peu, sûrement ce lumbago qui
l'a repris. Une visite en perspective chez le médecin, encore une.
Elle essaie de se remémorer la première fois qu'ils se sont
embrassés. Elle s'en souvient comme si c'était hier. A la sortie
d'un restaurant où ils avaient dîné en tête à tête. Elle avait
aimé en lui sa douceur, et puis ce petit sourire au coin des lèvres
qui lui donnait sans cesse l'air de se moquer de tout. Il semblait
survoler le monde, l'observer de haut avec amusement. C'est ça
qu'elle avait aimé, elle s'en rappelait très bien, son détachement
du monde, cette espèce de légèreté ironique qui émanait de lui.
Lorsqu'elle sort
enfin de sa rêverie, il a disparu. Sans doute est-il rentré dans la
maison. Elle part à sa recherche mais il reste introuvable malgré
ses nombreux appels. Une inquiétude sourde l'étreint et se mue
bientôt en panique. Elle parcourt la maison aussi vite que le lui
permettent ses forces amoindries, sans succès. Elle ouvre une
fenêtre du premier étage pour demander à son fils de venir
l'aider. Mais il n'a pas le temps, il est au téléphone, il tente de
calmer l'enfant qui hurle à l'arrière de la voiture, il dit qu'il
est déjà en retard, il monte précipitamment dans son énorme
véhicule, démarre en trombe et disparaît dans un nuage de
poussière. La vieille femme se dirige alors d'un pas lent vers sa
chambre et s'assoit lentement sur son lit, résignée. Une larme
roule sur sa joue. Elle s'allonge sans bruit, son souffle est court.
Elle tourne la tête vers la fenêtre avec difficulté.
Dehors, la nuit
est tombée.